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— Mon fidèle compagnon, la mort de mes trois petits-enfants m’a fait prendre conscience que je n’étais pas éternel. Jusqu’à présent, je n’ai vécu que pour Kemit, que j’ai voulu protéger en la dotant d’édifices qui défieraient le temps. Aussi bien à Saqqarâh, qu’à Yêb ou encore à Nekhen, je pense que j’y suis parvenu. Aujourd’hui, je veux me consacrer à mon propre tombeau.

— Mais tu es encore très vigoureux, ô mon maître ! rétorqua Bekhen-Rê.

Imhotep répondit d’un sourire un peu triste.

— Les dieux m’ont accordé d’être le père d’une reine et de deux fils vigoureux, qui tous deux manifestent de brillantes dispositions pour reprendre mon œuvre. Ankhaf est le plus doué de mes élèves. Il possède un don inné pour l’architecture. Quant à son frère Nâou, il est passionné par la médecine, et m’assiste pour la rédaction de mon livre. J’ai eu à mes côtés la plus douce et la plus aimante épouse qui soit, et sa beauté fait encore pâlir de jalousie des femmes beaucoup plus jeunes. Comme tu le vois, les dieux m’ont comblé, et je leur en suis très reconnaissant. Mais j’approche désormais des soixante ans, et je dois songer à ma demeure d’éternité. C’est pour cette raison que je t’ai demandé de m’accompagner ici.

Imhotep prit l’architecte par les épaules et lui montra l’endroit qu’il avait choisi.

La felouque personnelle du grand vizir les avait amenés jusqu’à cet endroit situé à proximité de la frontière de la Balance des Deux-Terres et de la Basse-Égypte. Légèrement en retrait de la rive occidentale se dressait un petit village, comportant une vingtaine de modestes maisons. Les paysans et les pêcheurs s’étaient prosternés au passage des deux hommes et de leur escorte. Puis des enfants peu farouches les avaient accompagnés dans la savane qui montait en pente douce vers le plateau, ravis de profiter de la présence des guerriers en armes pour s’aventurer dans ce lieu où vivaient des troupeaux d’antilopes et des girafes, mais où rôdaient aussi des lions, des hyènes, et même des rhinocéros. Le fidèle Chereb, qui commandait le détachement d’une vingtaine d’hommes, ordonna aux soldats de se mettre en formation de défense.

— Il y a quelque jours, expliqua Imhotep, j’ai fait un rêve étrange, dans lequel ce plateau m’est apparu. Je le connaissais pour y avoir accompagné l’Horus au cours de parties de chasse. Je marchais au milieu des arbustes. Il y régnait une lumière singulière, qui n’était ni le jour ni la nuit. J’ai compris que j’étais sur les rives du Nil céleste, qui est le reflet de notre propre fleuve, à moins, et c’est plus probable, que ce ne soit l’inverse. Je m’interrogeais sur les raisons de ma présence dans ce lieu sacré lorsque trois silhouettes m’apparurent. Je reconnus Thôt, le neter de la lune et de la connaissance, qui s’était incarné sous la forme du babouin. À ses côtés marchait le nain Bès, son compagnon. Et près d’eux se tenait Sekhmet la lionne. Ce fut elle qui me parla. Ses paroles mystérieuses resteront gravées pour toujours dans ma mémoire.

« — Imhotep, dit-elle, même si tu dois vivre encore de nombreuses années, il est temps de penser à édifier ta demeure d’éternité. L’Horus Neteri-Khet te proposera de partager avec lui son tombeau de Saqqarâh. Tu dois refuser, car ta tâche n’est pas encore achevée, puisqu’elle se poursuivra bien après la mort de ton corps. À l’endroit que nous allons t’indiquer tu élèveras un monument. Au cœur de ce monument, dans un lieu inviolable, tu résideras pour l’éternité, et deviendras le gardien de la force de l’Horus contre les puissances du Chaos. C’est pourquoi il devra être orienté vers le lieu où Khepri surgit chaque matin, pour lutter contre Apophis, le serpent de Seth. Ainsi sera protégée la course de Rê lorsqu’il renaît de sa mère, Nout.

« Lorsque je m’éveillai, poursuivit Imhotep, je conservai en mémoire l’image de ce monument étrange, et ses plans apparaissaient si clairement dans mon esprit que je ne doutai pas un instant qu’ils m’avaient été inspirés par les dieux. Je les ai aussitôt couchés sur le papyrus. Voilà pourquoi nous sommes ici aujourd’hui, mon compagnon.

Sous le regard intrigué de Bekhen-Rê, Imhotep demanda à son scribe, Narib, de lui apporter un grand sac de cuir dont il sortit des rouleaux, qu’il déroula sur le sol.

— Quelle forme singulière, murmura l’architecte. Je n’ai jamais rien vu de semblable.

— Ce rêve m’a été envoyé par la déesse lionne. Elle symbolise la colère de Rê-Horus contre ses ennemis. Le règne du roi Djoser a été marqué par le conflit opposant une nouvelle fois Seth et Horus. Grâce aux dieux, Horus a triomphé. Je pense qu’à présent, ils désirent que nous dressions, face aux forces des ténèbres, un symbole destiné à écarter à jamais leur retour.

— C’est prodigieux, ô mon maître. Quand commençons-nous les travaux ?

— Je dois d’abord en parler au roi. Puis nous ferons venir des maçons, des tailleurs de pierre, des carriers, car le petit village où nous avons abordé ne comporte pas assez d’habitants pour fournir la main-d’œuvre nécessaire.

 

À Saqqarâh, un vent léger balayait le sommet de la pyramide. En l’absence d’Imhotep et de Bekhen-Rê, c’était Hesirê, le maître sculpteur, qui commentait pour Djoser l’avancement des travaux. Les deux hommes avaient gravi la longue rampe pour accéder au cinquième niveau, désormais quasiment achevé. De là, on apercevait l’ensemble de la cité sacrée et du plateau. Vers l’est se dessinaient les mastabas sagement alignés, où des familles flânaient après avoir porté les offrandes aux défunts. On apercevait le fleuve, sur lequel flottaient des bateaux minuscules. Légèrement au nord se dressait la cité tentaculaire, protégée par son étincelante muraille blanche. Au-delà, à plus de cinq miles, le Nil se séparait en deux larges bras, qui à leur tour se subdivisaient en de multiples ramifications. Là commençait le pays du Papyrus, qui alternait de larges étendues aux nuances de malachite et d’émeraude et des bosquets de palmiers. Vers l’ouest, la savane s’étirait sur deux ou trois miles, puis cédait la place à l’immensité de l’Ament, avec ses moutonnements de dunes et de rocaille. Au sud, on distinguait les rives verdoyantes qui bordaient le fleuve, avec leurs villages jouets construits sur les koms, les tertres artificiels édifiés bien avant l’unification des Deux-Royaumes, et destinés à protéger les habitants des crues. Autour de ces îlots s’agençaient les champs de blé et d’orge, les prés où paissaient les troupeaux. On devinait, sur les berges du Nil et sur les canaux d’irrigation, les dizaines de grues à eau inventées par Imhotep. Et tout à coup, presque sans transition, le vert cédait la place au sable rouge du désert, dont les étendues inquiétantes menaient le regard jusqu’à l’horizon noyé de chaleur et de lumière.

Hesirê, gêné par le silence glacial du nomarque, ne savait plus s’il devait poursuivre. Mais un signe discret du roi l’incita à continuer. Alors, il reprit sa description d’une voix embarrassée.

— Comme tu peux le voir, ô Lumière de l’Égypte, la construction des chapelles se poursuit activement. Six d’entre elles sont terminées. Les quatre dernières sont en voie d’achèvement. Quant aux maisons consacrées aux Royaumes du Nord et du Sud, les colonnes nous ont posé quelques difficultés, mais nous les avons résolues. De même, nous allons bientôt commencer le temple du nord, qui sera accolé à la pyramide, et où sera installé le serdab.

Djoser écoutait avec attention, hochant la tête pour indiquer à son interlocuteur qu’il suivait ses paroles. Mais l’attitude du roi déconcertait le sculpteur. Il ne parlait pratiquement plus. Son visage hiératique coiffé du némès semblait figé dans la pierre. Autrefois, Djoser n’aurait pas manqué de poser d’innombrables questions, il aurait interrogé le plus humble des qenous sur son travail, sur sa rétribution, sur les conditions de vie dans le village construit pour les ouvriers. Lors de ses visites, chacun se réjouissait car il avait coutume d’apporter des victuailles, et il s’asseyait familièrement parmi eux pour bavarder.

Mais tout avait changé depuis la mort de ses enfants. Aujourd’hui, personne ne pouvait plus dire ce que pensait le roi. Le sourire avait déserté son visage, et, s’il était toujours bienveillant envers son peuple, il s’était replié sur lui-même. Seule Thanys le connaissait assez pour savoir qu’il refusait de toute son âme la mort des deux aînés. Il se fondait sur un espoir ténu, selon lequel le cyclone décrit par les navigateurs aurait épargné les deux navires. Les Chypriotes avaient continué leur route, et Seschi les avait poursuivis, ce qui expliquait qu’il ne fût pas encore revenu.

Parfois pourtant, l’absence des deux enfants lui devenait insupportable, et ternissait cet espoir auquel il était le seul désormais à s’accrocher. Thanys elle-même avait fini par accepter leur disparition. Tout en admirant le panorama magnifique que l’on découvrait depuis le sommet de la pyramide, il tentait de deviner quelles erreurs il avait pu commettre envers Khirâ pour justifier son étrange fuite. Avant cet événement on l’eût bien étonné en lui rappelant qu’elle n’était pas vraiment sa fille. Lorsqu’il avait retrouvé Thanys, après l’avoir crue morte pendant deux années, il l’avait acceptée telle qu’elle lui était revenue, avec le bébé qu’elle portait dans les bras. Par la suite, Khirâ avait été élevée avec Seschi comme sa jumelle, puisqu’ils avaient sensiblement le même âge, et il l’avait adoptée. Avec le temps, il avait fini par penser qu’elle était réellement sa fille. Il y avait toujours eu entre Khirâ et lui une grande complicité. Il aimait son caractère indocile, toujours prompt à tout remettre en question. Étant enfant, sa mère n’était pas différente. Il estimait que c’était ainsi que l’on progressait. Malgré les innombrables contraintes de sa fonction, il avait toujours préservé du temps pour ses enfants, et Khirâ en avait largement eu sa part, tout comme il lui avait toujours témoigné de la tendresse et de l’affection. La confiance et l’admiration sans bornes qu’il lisait dans ses yeux verts le confortaient lorsque parfois le doute s’emparait de lui.

Pourtant, elle était partie. Elle n’avait pas supporté d’apprendre qu’elle n’était pas née de lui, et en avait adressé de véhéments reproches à Thanys. Alors, il cherchait à comprendre, sans y parvenir.

Ce départ tragique avait aussi provoqué la disparition de son fils. Sa fougue et son caractère heureux, hérités de sa mère, Lethis, lui manquaient terriblement. Et surtout, il savait que les circonstances avaient dressé l’un contre l’autre ce frère et cette sœur qui n’avaient pas de sang commun. Leurs personnalités vigoureuses et entières s’étaient souvent affrontées par le passé, mais ces joutes constituaient une manière d’exprimer l’amour fraternel qui les unissait. Cette fois, il semblait bien que fût née entre eux, au moins de la part de Khirâ, une haine incompréhensible. Il en gardait une rancune tenace envers les princes chypriotes. Il leur avait offert l’hospitalité, et ils l’avaient trahi. Il n’ignorait pas pour quelle raison ce maudit Tash’Kor avait enlevé Khirâ. Il avait fait preuve de naïveté. Il aurait dû chasser ces deux intrus, voire les faire emprisonner pour complicité avec les Peuples de la Mer. Mais ils étaient venus se placer sous sa protection. Alors, il avait laissé parler sa générosité naturelle. Leur peuple avait trop souffert pendant la sécheresse pour qu’il pût se résoudre à persécuter ses princes. Il en venait à penser que ce que l’on tient pour qualité chez un homme devient défaut chez un nomarque.

Parfois, une bouffée de colère le prenait, qu’il étouffait aussitôt. L’expérience lui avait enseigné la patience et l’inutilité de ces mouvements d’humeur.

Mais il avait d’autres soucis. Plusieurs riches propriétaires avaient senti qu’il avait été durement atteint par la disparition des trois enfants, et en profitaient pour agir à leur guise. Parce qu’il n’avait pas voulu les affronter en imposant la constitution d’une flotte de secours pour Byblos, ils s’imaginaient que son pouvoir s’était affaibli, et ils se montraient de plus en plus arrogants. Malgré les édits royaux qui protégeaient la propriété des paysans, ces nobles sans scrupules manœuvraient adroitement pour les spolier de leurs terres. Acoquinés avec des scribes peu scrupuleux, ils trichaient sur les bornages, corrompaient les commis chargés du contrôles des moissons. Djoser n’ignorait rien de leurs malversations, mais hésitait à sévir. Le mouvement avait très vite atteint une ampleur inquiétante. Près du tiers de la noblesse manifestait ainsi son hostilité, plus ou moins guidé par Ankher-Nefer, un cousin au troisième degré de l’Horus Sanakht dont le père avait pourtant rallié la cause de Djoser après l’usurpation de Nekoufer. Cet Ankher-Nefer, ambitieux et mégalomane, s’estimait doté de qualités de meneur d’hommes et, conforté par l’appui que lui apportaient les autres, leur servait de porte-parole et de guide. Dans certains nomes, des seigneurs avides de richesses exigeaient une plus grande indépendance. Ce mouvement incontrôlé avait déclenché, en contrepartie, une réaction de fidélité de la part d’autres seigneurs, qui appréciaient la prospérité que le roi avait apportée à Kemit. Ceux-là représentaient plus de la moitié de la noblesse. Une minorité restait prudemment neutre, et attendait de voir comment allaient évoluer les événements. Cette confusion embarrassait Djoser. Une riposte risquait de se traduire par une rébellion ouverte et une sanglante guerre civile. Or, il gardait encore en mémoire la terrifiante bataille de Per Bastet, où des Égyptiens s’étaient entre-tués. Cependant, les circonstances étaient totalement différentes, et pour l’instant, rien ne prouvait qu’il y eût un lien entre cette recrudescence de désobéissances et une résurgence du mouvement sethien.

Il savait qu’un jour prochain, il devrait agir. Les négociants de retour du Levant apportaient des informations de plus en plus alarmantes. L’invasion asiate menaçait l’ensemble de la Palestine et de la Mésopotamie. Des villes comme Mari et Tell Jokha étaient tombées, malgré une résistance acharnée. Ebla tenait encore, mais Adana, en Anatolie, avait été détruite. Byblos n’avait pas encore subi d’attaque, mais multipliait les appels au secours tout en renforçant ses murailles. Il devenait urgent de secourir les comptoirs. Si ceux-ci tombaient aux mains des Barbares venus d’Asie, le Double-Pays en souffrirait grandement. Le commerce s’en trouverait très affecté, notamment l’approvisionnement en bois. Les arbres égyptiens ne permettaient pas la construction de navires de grande taille. Il était donc vital de préserver Byblos et Ashqelôn. Les nobles indociles auraient dû le comprendre, mais ils prenaient prétexte du coût de l’expédition et des probables pertes en hommes pour renâcler. Djoser en venait parfois à se demander s’ils ne résistaient pas dans l’espoir de voir Kemit perdre ses villes du Levant. Mais c’était absurde. Quel intérêt y auraient-ils trouvé ?

 

Depuis l’enterrement d’Inkha-Es, Thanys avait trouvé refuge à Iounou, auprès de sa mère. Elle n’aimait pas ce qui se tramait dans l’ombre au cœur même du Double-Royaume. Par moments, elle avait l’impression d’être revenue de nombreuses années en arrière, lorsque les Serpents avaient entrepris de renverser Djoser et d’imposer leur religion abominable, qui exigeait le sacrifice de jeunes enfants. Derrière tout cela elle sentait planer le fantôme de Meren-Seth. Même après tout ce temps, elle ne parvenait pas à admettre qu’il fût mort. Elle avait déjà cru à son retour lorsque les hordes sauvages avaient attaqué Per Bastet. Elle s’était trompée. Le « roi » qui menait les hordes démentes n’était autre que te propre fils du sombre Nekoufer. Et pourtant, plusieurs éléments avaient éveillé en elle des soupçons qu’elle ne parvenait même pas à expliquer. Elle avait connu ce Neferkherê. C’était un homme brutal et sans charisme, incapable de se faire apprécier des guerriers dont il avait assuré le commandement pendant la courte période où son père s’était proclamé roi. Comment avait-il pu resurgir du néant après tant d’années d’absence, et surtout, comment avait-il pu rassembler autour de lui une armée aussi fanatisée ? Elle avait encore en mémoire la folie hargneuse avec laquelle les rebelles avaient combattu.

Seul Meren-Seth avait su autrefois susciter une telle abnégation. Jamais un Neferkherê n’en aurait été capable. De plus, certains prisonniers avaient évoqué, à mots couverts, la présence d’un autre homme auprès de Neferkherê, un inconnu qui avait disparu peu avant les derniers combats. On n’avait retrouvé aucune trace de lui. Fantasme ou réalité ? Thanys suspectait derrière ce spectre évanescent la présence de leur ennemi.

Il y avait aussi ce point obscur dans le récit de Tayna, l’ex-compagne du prince chypriote. Selon elle, Enkhalil avait reçu, peu de temps avant son crime, la visite d’un homme masqué. Tayna soupçonnait Tash’Kor d’être ce mystérieux inconnu. Mais rien ne permettait de l’affirmer. Thanys, quant à elle, y voyait la manière d’agir de Meren-Seth.

Elle sentait aussi sa marque derrière la révolte qui couvait chez certains nobles. Il n’y avait aucune cohésion apparente dans leur action, sinon leur arrogance. Mais elle était certaine qu’ils tentaient de créer une diversion. Ils n’avaient aucun motif valable pour refuser l’envoi d’une flotte destinée à soutenir Byblos et les comptoirs du Levant. Comment pouvaient-ils être aveugles au point de ne pas voir que leurs propres intérêts étaient gravement menacés, que la perte de ces cités entraînerait l’arrêt des échanges commerciaux avec le Levant ? Et pourtant, ils s’obstinaient à croire qu’ils souhaitaient ce revers. Ils n’agiraient pas autrement si leur but était d’affaiblir Kemit. Cette hypothèse était absurde, à moins d’admettre qu’ils avaient partie liée avec un ennemi extérieur. Mais qui pouvait être cet ennemi extérieur, sinon Meren-Seth, réfugié à l’étranger depuis sa fuite, et qui préparait sa vengeance et son retour dans l’ombre.

Pourtant, un élément venait contrecarrer cette hypothèse. Si tel était le cas, pourquoi avait-il attendu aussi longtemps avant d’agir ?

Elle n’osait même pas parler de ses soupçons à Djoser. Parfois, lorsqu’elle tentait d’examiner la situation froidement, sans passion, elle se traitait de folle. Elle devait alors admettre que le souvenir de Meren-Seth la hantait encore à tel point qu’elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer sa présence démoniaque derrière tous les événements insolites. À l’époque où il œuvrait au cœur même de Kemit pour détruire Djoser, il avait fait preuve d’un tel machiavélisme et d’une telle cruauté, que Thanys en restait encore marquée. Mais il n’existait pas le plus petit élément permettant de soupçonner raisonnablement qu’il fut à l’origine des troubles que connaissait le Double-Royaume, sinon un doute obscur sur sa mort.

Peut-être cette sensibilité exacerbée était-elle provoquée par la disparition de ses enfants. Elle ne parvenait pas à accepter le fait qu’elle ne reverrait plus ni Khirâ ni Seschi, qu’elle aimait comme s’il était né de sa chair. Tout comme Djoser avec Khirâ, elle l’avait élevé avec la même affection que son propre fils, Akhty. D’ailleurs, la révélation de sa naissance n’avait pas perturbé le jeune homme. Mais il avait fallu que Khirâ s’enfuît avec ce maudit prince chypriote, provoquant ainsi son départ. Depuis, Thanys se reprochait chaque jour de n’avoir pas su comprendre sa fille, de s’être renfermée sur elle-même, parce qu’elle ne voulait pas parler de l’aventure tumultueuse qui l’avait liée à son vrai père, le fourbe Khacheb. Elle avait manqué de franchise, et surtout de courage. Mais elle n’avait pas, à ce moment-là, trouvé la force de révéler à sa fille quel individu ignoble l’avait engendrée. Elle était encore trop bouleversée par la mort d’Inkha-Es pour évoquer ce sujet brûlant.

Elle avait trouvé refuge à Iounou, auprès de sa mère. Parce qu’elle craignait pour leur vie, elle avait amené Akhty et Hetti avec elle. Ils étaient les seuls enfants qui lui restaient, et chaque jour elle tremblait pour eux, redoutant de voir surgir du néant d’autres tueurs inconnus.

L’héritier de la Double Couronne s’était fait accompagner de son précepteur, Anherkâ, car il adorait étudier. Quant à Hetti, âgée de trois ans, sa présence avait un peu compensé la disparition d’Inkha-Es. La petite fille portait en elle une telle spontanéité et une telle puissance de vie qu’elle accaparait beaucoup du temps de sa mère, et lui évitait ainsi de trop penser à ses blessures.

La présence de Merneith procurait un apaisement à Thanys. Sa sérénité et sa discrétion lui faisaient l’effet d’un baume bienfaisant. Elle reconnaissait elle-même avoir manqué d’audace lorsque son compagnon Imhotep avait été exilé, bien des années auparavant, sous le règne de l’Horus Khâsekhemoui. Elle regrettait de ne pas avoir eu le courage de fuir avec lui. Mais les dieux les avaient réunis, et leur longue séparation n’avait pas entamé l’amour qui les unissait.

Pour sa fille, Merneith évoquait les souvenirs de jeunesse de ce père admirable que Thanys vénérait. La reine éprouvait alors la douce impression de redevenir une enfant protégée par sa mère. Rien de mauvais ne pourrait lui arriver tant que Merneith serait près d’elle.

Thanys lui fit part de ses soupçons au sujet de la présence occulte de Meren-Seth.

— J’espère que tu te trompes, répondit Merneith, car, s’il survivait après toutes ces années, et s’il avait l’audace de s’attaquer de nouveau à Djoser, cela voudrait dire qu’il a passé tout ce temps à constituer une puissance capable de nous anéantir.

Une onde glaciale parcourut l’échine de la reine. Le raisonnement de Merneith expliquait pourquoi le fantôme de Meren-Seth n’avait pas agi avant : il avait dû prendre le temps de se constituer une force importante.

Soudain, cette gêne obscure se cristallisa dans toute son horreur lorsque le chef des gardes se présenta devant les deux femmes.

— Pardonne à ton serviteur la nouvelle qu’il t’apporte, Maîtresse. Mais nous avons retrouvé, près d’un village voisin, les cadavres égorgés de deux enfants.

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